La passerelle, Cherbourg



Romuald Reutimann anime l'atelier de la Passerelle, à Cherbourg, où chaque semaine, une poignée de personnes se réunissent pour dessiner et peindre. Ces personnes n'ont pas d'éducation ni d'ambition artistique, et sont considérés par la psychiatrie comme atteints de pathologies.
Mais les œuvres, parfois magnifiques nous apprennent beaucoup et nous émerveillent. 
Quelques questions à l'animateur.


—      Comment ce projet est-il né ?

Il est né au début des années 90 sous l’impulsion d’une chef de service. Plusieurs animateurs se sont succédé, proposant des approches différentes.

—      Comment les gens viennent-ils vous voir ? Avez-vous un lien avec le corps médical ?

Le plus souvent les participants viennent sur proposition d’un éducateur. Soit à la suite d’une discussion où une personne est à la recherche d’une « activité » extérieure. Ou par ce qu’on a pu repérer, souvent par hasard, une activité graphique récurrente chez quelqu’un (comme par exemple, Déborah, une nouvelle venue, qui écoute beaucoup de musique et qui systématiquement, jette la pochette originale pour en redessiner une autre aux feutres ) ou encore par certains enthousiasmes de tel ou telle plutôt communicatifs qui donnent envie d’aller voir. Certains ne viennent qu’à deux séances, d’autres partent, reviennent. Mais la plupart viennent depuis très longtemps. C’est important pour pouvoir développer quelque chose.

Je n’ai aucun lien avec le corps médical. D’ailleurs, ils ne sont pas malades. Déficients certes,  mais pas à proprement parler malades.



—      Les artistes ont-ils un background, une éducation artistique antérieure ?

Non, pas à ma connaissance.






—      Ce qui frappe dans les dessins que vous montrez de la Passerelle, c'est l'inventivité, et la souplesse voire la maitrise des techniques. Est-ce que vous guidez les artistes ? Y a t'il une dimension pédagogique comme dans un cours de dessin ? 

Nous partons toujours de ce qu’ils proposent, eux.

Dés les premiers dessins nous voyons leurs facilités, leurs plaisirs et c’est à partir de ça et de leurs mots, de leurs thèmes, de leurs obsessions ( thématiques ou formelles ) même parfois, que nous allons commencer à leur faire des propositions plastiques ( techniques, formats, méthode, rythme de travail ), de façon à ce qu’il aient toujours la sensation d’être en terrain connu, chez eux, et de prendre du plaisir.

C’est de là je crois, que peut venir cette sensation de maîtrise et de souplesse. C’est le résultat  d’une  bonne proposition au bon moment,  à la bonne personne combinée, bien sûr, à l’immense liberté qu’ils ont dés qu’ils dessinent.
En ce sens c’est un vrai travail d’atelier.
Je guide, j’explique surtout ( en tous cas, j’essaye ), pourquoi telle technique serait préférable à une autre, pourquoi tel dessin n’est pas vraiment terminé, ce qu’il lui « manque », ce qu’il ne raconte pas, et toujours, de préférence en utilisant des dessins antérieurs de la personne avec, encore une fois, ce souci de mettre en confiance et de rendre les chose plaisantes à faire.

Ni peur, ni  gêne.
Et c’est à mon avis indispensable pour avancer. Chaque chose en son temps. C’est parce qu’à un moment donné ils n’ont plus peur de « rater »  que je peux leur proposer des projets de longue haleine ou des outils et des techniques dont ils n’ont jamais entendu parler. IIs sont très fiers qu’on leur propose quelque chose de différent à eux, technique, outil, ou projet qui leur correspondent, et qui veut dire qu’on reconnait quelque chose d’unique qui leur appartient en propre et qui mérite qu’on leur fasse une proposition différente.
C’est à peu près le seul endroit où on reconnaît que ce qu’il font là, personne ne peut le faire mieux..



—      Comment s'organise une séance ? Vous donnez des thèmes, proposez, imposez, des techniques, des médiums ?

En effet, c’est un peu un mélange de tout ça sauf que je n’impose jamais rien. Ce ne sont que des propositions. Un  départ, une impulsion, un prétexte.
En pratique, je tiens un carnet de bord (que je ne partage pas avec eux) dans lequel j’imagine des histoires et des moyens pour chaque dessinateur en fonction de qui ils sont, de ce qu’ils ont fait jusqu’ici, de ce qu’ils étaient en train de faire la semaine précédente et de ce que j’imagine qu’ils sont capables de faire.
Après, les choses se passent rarement comme je l’ai prévu et c’est très bien comme ça. Certains refusent mes propositions, on une envie précise en venant ce jour là, ont envie de faire un cadeau à quelqu’un etc…

Personne ne fait la même chose en même temps. Untel peut remplir un carnet en deux heures et untel peut passer 6 mois ou plus sur un dessin. Tant qu’il y a du plaisir à venir et une envie de revenir à l’atelier, de dessiner et d’expérimenter, ça me va.



—      Comment peut-on décrire le rapport qu'ont les artistes avec leur travail ?

La plupart sont très fiers de leurs dessins et n’hésitent pas  à  les montrer dés qu’une personne de connaissance passe par l’atelier (ami, famille, éducateur, tutelle…) Ils aiment aussi beaucoup en offrir, les voir encadrer et décorer leurs appartements avec.

Certains y sont si attachés que, bien qu’ils acceptent de les voir exposer, ils refusent qu’on les vende.

Ceci dit, rares sont ceux qui reconnaissent leurs travaux d’une semaine sur l’autre. Ce qui entraîne parfois des fâcheries ou des contrariétés. Certains refusent de continuer un dessin dont ils ne se reconnaissent pas l’auteur. Ou d’autres s’attribuent des travaux qui ne sont pas les leurs.






—      Quel est l'impact de ce travail  pour eux ?

Précisément je ne sais pas trop puisque je ne les vois que très peu en dehors, mais l’atelier n’a jamais désempli depuis plus de 20 ans, je suppose donc qu’il apporte quelque chose ou qu’en tout cas, ils en tirent satisfaction.

—      Comment décrire leur pratique ? Art brut ? art thérapie ?

Art brut, sûrement pas dans la mesure où personne ici n’a – que je sache - d’irrépressible besoin de faire.  Je grossis le trait mais pour la plupart, ils sont d’une fainéantise absolue et sans l’énergie des équipes d’éducateurs pour les bouger, ils se contenteraient bien de boire et manger en regardant la télé.

Art thérapie, c’est plus compliqué d’être catégorique. Pour moi c’est juste un atelier d’art plastique. C’est de ça et uniquement de ça que l’on parle à l’atelier. Format, outil, composition, couleurs…etc.
Je ne connais que très peu de choses d’eux par ailleurs. Je ne connais pas leur histoire ni leurs problèmes…
Pourtant, je reçois régulièrement des coups de fils d’éducateurs pour savoir comment va tel ou telle et en général, parce que la plupart viennent depuis longtemps, et que nous les connaissons bien au travers de leur pratique, nous avons beaucoup d’indices qui nous permettent d’avoir un avis qui souvent confirme ou précise les analyses  et les intuitions des gens qui s’occupent d’eux et les suivent au quotidien.