tristan tzara, l´homme approximatif

Difficile de parler de ce poème, de ce livre-poème, de cette suite de poèmes qui est à la fois célèbre, et peu connu, en tous cas dans les détails.
La difficulté, selon moi, tient à ces différents aspects :
- la description, la lecture, l´analyse de la poésie est rare, confinée aux universités, aux préfaciers, ou parfois aux poètes. Il y a aujourd´hui plus de poésie écrite qu´il n´y a de lecteurs de poésie.
- Tzara est célèbre pour le rôle qu´il a tenu dans le dadaïsme, mais peu (il y en a, Béhar, par exemple) n´embrassent l´œuvre dans son ensemble.
- La place de Tzara après le dadaïsme est considérée à tort dans l´ombre du surréalisme, ou plutôt de ses guerres internes, dont Tzara s´est tenu à l´écart, mais qui du coup ont cessé de le mettre au centre de l´arène.
- Son stalinisme, comme celui d´Eluard, ternissent son image, à tort puisqu´une perspective politique a posteriori ne devrait pas décourager les lecteurs de poésie. Mais ils sont déjà peu nombreux, c´est vrai.
- Le texte de l´homme approximatif est très complexe, et ne se donne pas comme du Eluard, ne permet pas de travaux collectifs au collège, etc.

Il s´agit à la fois d´un livre, d´un poème, d´une suite de poèmes séparés par des * et 19 chapitres de, respectivement, 9, 8, 6, 8, 9, 6, 8, 4, 11, 13, 10, 8, 12, 10, 9, 7, 11, 8, 8 poèmes chacun. (si l´on accepte de considérer que chaque moment de poésie entre deux * est un poème. Je le fais, pour des raisons pratiques, et finalement, ça allège la lecture, parce que ça enlève ce sentiment désagréable (suis-je le seul à le ressentir ?) de ne pas en lire assez).
On aura(it) donc un livre de poèmes, eux-mêmes de longueur très variable. Le plus court fait trois vers, le plus long plus de cinquante.
Quelle est l´unité d´un poème, si chaque moment de poésie entre deux * est un poème ?
Ce n´est pas une unité formelle, de type longueur de vers, ou schéma de rime, ou formule de rhétorique. Ce n´est pas non plus une unité thématique, ou peu. Parfois les motifs et images se concluent avec la fin d´un poème. La fin est marquée par une closure syntaxique, car mème  s´il n´y a pas de ponctuation, on peut (suis-je le seul à avoir cette lecture ?) en reconstituer une ou deux ou plus, (bien entendu l´absence de ponctuation écrite permet cette ambiguïté).  Et en particulier en fin de moment de poésie, avant le blanc et l *, la fin syntaxique est nette.

un poème surréaliste ?

La famille poétique est indéniablement le surréalisme ou autour. Les liens de Tzara avec le surréalisme sont compliqués, fluctuants, et il n´a jamais adhéré au mouvement comme Aragon ou Eluard, ce qui a eu comme conséquence des rapprochements, éloignements répétés. Laissons ces problèmes ici, et la question, c´est de quel surréalisme l´homme approximatif est-il un exemple?

Beaucoup de ses composantes sont dans la doxa du surréalisme d´avant-guerre : il n´obéit pas à une forme classique, il fait un usage massif de l´image — l´image dans son chatoiement et sa brutalité typique de cette aventure poétique :

le temps laisse choir de petits poucets derrière lui
il fauche les fines molécules sur les prairies d´eau

(XII 1) (la numérotation en romain indique le chapitre, en latin le numéro du poème dans le chapitre)

Tzara ne fait quasiment aucun usage de la ponctuation, à l´exception du tiret – qui agit comme une parenthèse ; l´homme approximatif n´est pas narratif, même s´il emprunte parfois des traits épiques, et semble décrire une action :

le nageur sème dans l´eau le grain de son geste
et déjà le fruit du mouvement longe la latitude et la lèche
il bêche la vague rétive
de ses extrémités sortent des effluves qui poussent
sa masse de chair que le rêve porte
à la porte du rêve au fil de sa respiration

(IX, 4)

et enfin il ne possède pas d´unité thématique, formelle, narrative.

Mais il ne s´agit pas d´un avatar du dadaïsme : pas de grotesque, de distorsion, de moquerie, de négation de la culture, pas de subversion, de rupture comme moyen d´expression. Il ne s´agit pas non plus du merveilleux de Breton, du sentimental nervalien magnifié dans l´Amour Fou. C´est un style particulier, qui confronte l´homme, le mesure à des phénomènes extérieurs, (naturels, comme la pluie, la glace, les éléments, la roche), sans suavité aucune.


le stupéfiant image

L´image est l´un des ingrédients les plus puissants de cette écriture, c´est son noyau, son atome.
Tzara cherche les rapprochements les plus imprévus et les plus lointains, les associations qui vont provoquer un choc :

les œufs vagissants des mondes embryonnaires (IX, 2)
l´étiquette de la plante qui est une bouteille de ciel (V,2)

Mais une cohérence forte se dégage, à la fois grâce à l´unité de style, qui est impeccable (pas d´interlude en prose, pas de parenthèse, d´explication, d´avertissement, pas de brèche dans la ligne poétique), et grâce à la mise en chaine des images.
Une image va apparaitre et se développer sur un, deux voire trois poèmes, puis céder la place à un faisceau d´autres.
Ainsi, malgré l´absence de narrateur, de continuité, une lecture en constellations, avec des étoiles fortes, se met en place.

Quand une image se développe, elle peut le faire par anaphore :

homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
...
homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
...
homme approximatif ou magnifique ou misérable
...
homme approximatif comme moi comme toi lecteur

(II,4)



Des retours littéraux peuvent aussi cimenter l´explosion d´images :

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
(I,1)

sonnez cloches sans raisons et nous aussi
(I, 1. I, 5)

Les images se prolongent parfois en chaine, par dérivation, formant un paysage changeant.
De même que dans l´Union libre de Breton, où le corps de la femme est un microcosme, où rayonnent toutes les matières, créatures  et couleurs imaginables, le développement des images de l´homme approximatif cherchent le plus souvent à relier l´intérieur et l´extérieur, la vie intérieure (rêve, amour, sentiments divers) et les éléments, le monde tel qu´il nous entoure. En cela Tzara est classique (l´analogie entre la vie intérieure et le monde est un des plus vieux tropes de la poésie), mais la densité des champs d´images, ainsi que leurs vitesses de successions sont plus proches de l´écriture automatique.

Sous ce rapport, un poème mérite d´être reproduit intégralement, qui contredit ce qui vient d´être dit, puisque les images sont très rigoureusement filées sur le thème de la caverne et la glace :

les grottes se creusent dans l´amas de ton age
d´où descendent de robustes stalactites
et le froid éteint l´aire grisonnant
pareil à la folie des morsures calcaires que les songes ont glacés
le long des paupières de la terre ouverte avec les ongles
ont tracé dans ta vie les sanglantes obscurités
dont les sentiers vivants sont seuls ma lumière
et loin dans la tempête de l´être est blottie l´enfance des passions
massée en débris de cris ardents de crainte
à la racine du monde de les berceaux des germes
l´homme nidifie ses sens et ses proverbes

(XIII, 5)

On peut dire que le tissu se desserre et se resserre, le faisceau des images, leurs trajectoires, leur vitesses forment des mouvements à différentes vitesses, des tours, récurrences et déflagrations à diverses intensités et polarités.
Le tout forme un système stellaire infiniment riche et complexe, d´autant riche et complexe qu´il n´est pas structuré, mais foisonne, semble pouvoir s´interrompre, recommencer, proliférer sans limite.
Y-a´til un thème, un sujet, dans l´homme approximatif ?
On pourrait dire qu´à un niveau assez littéral, il s´agit d´une relecture de Protagoras, où l´homme est le centre de tout. Il s´agirait alors d´un nouvel humanisme, d´une nouvelle Renaissance : l´homme est la mesure de tout, et permet de tout embrasser. Aucune tentation d´objectivité, aucun reve de science, le monde n´est connaissable et l´homme aussi dans leur confrontation, leur comparaison. Et les images sont les vecteurs de cette mise en echelle, de cette étude du monde.
Il faut préciser que cette  étude de l´homme dans le monde est tout autant un hymne, une description, une tentative d´épuisement du sujet : la vastitude, le caractère permutable des textes, leur unité stylistique participe à la fois de la recension, de la description, de la louange, de l´hymne, de la psalmodie.
C´est une installation de mots, car leur continuité est importante localement, mais ne fait pas sens dans la grande forme.

Mais à un niveau supérieur il me semble qu´il s´agit tout autant (si on cherche un centre thématique) d´une exposition en mots d´un système stellaire, naturellement cosmologique et non vérifiable. Le travail poétique, le rôle donné à la poésie ici n´est pas de remplir de sens, ni de sons d´ailleurs, car l´explosion permanente des images sature la compréhension, noie l´interprétation (une difficulté supplémentaire de lecture). Mais son jeu permanent de retours, glissements, explosions, faux récits, voyages, méditations, appels,  nous donne l´univers à voir, à évaluer, à ressentir plus fortement, plus crument, à nous faire pénétrer dans une astronomie où les mots sont les étoiles, les images leurs trajectoires, et nous lecteurs, le vide immense et noir prêt à les accueillir.