On peut rêver d'un Dubuffet vierge de toute expérience musicale préalable, se trouvant là dans la position que les artistes bruts dont il a brillamment mis en évidence l'importance.
La réalité est un peu différente, car il a eu une éducation musicale, il a même étudié le piano de longues années, puis abandonné la musique vers 20 ans, pour y revenir avec l'accordéon et Duke Ellington. Il n'a jamais, d'ailleurs, comme Breton et Kafka, témoigné d'une indifférence ou d'un rejet pour la musique, si ce n'est, tardivement, un refus de la musique classique, dont il fuyait les conventions la dimension culturelle.
En 1961, puis quelques années plus tard, vers 1972 au moment où il travaille à une version de son spectacle Coucou Bazar, Dubuffet s'est consacré ardemment à la création musicale, soit avec Asger John, et quelques autres participants, soit seul. La chronologie de ces séances musicale est bien connue et a été excellemment décrite dans les Cahiers Dubuffet, n°1, Paris 2006.
Il a appelé le résultat "musique chauve". il s'agit d'improvisations enregistrées en multipistes, par lui-même, avec une qualité assez rudimentaire, à l'exception de la longue composition pour Circus Mariole, qui a été mixée en studio, avec de multiples allez et retours entre ses improvisations et la béquille d'autres compositeurs (F. Chaun, et Mimaoglu).
Qui cache son fou meurt sans voix.
Amis de l'esthétique, habitués des salons moquettés et des répertoires de conservatoire, la musique chauve est pour vous ! Il faut remonter le plus haut possible dans l'histoire, dans l'homme musicien, et dans l'idée qu'on peut se faire d'une musique primitive, pour comprendre la musique chauve.
La musique chauve est un pôle, comme l'était l'art brut : autant l'artiste complètement brut n'existe pas, car quiconque capable de produire a une mémoire, une culture et une conception esthétique, technique, autant la musique chauve, musique brute, musique épilée de son duvet de sentiments, de conventions, le poil n'est-il pas éminement humain, corporel, sexuel ?, autant la musique chauve se positionne loin de la culture musicale, dénuées de références connues. D'où l'absence de toute technique, de toute maîtrise technique acquise à telle ou telle école, l'absence de toute référence historique ou technique. Comme les artistes brut qu'il aime, Dubuffet musicien invente, crée sa technique et ses moyens. De même que ces artistes, ou que les enfants, dont les dessins ont un motif prééminent, simpliste, énorme même, volontiers distordu, monstrueux, et acquiert ainsi une énergie primale, il fait de la musique sans atours, concentré sur une idée, un son, une vitesse, un registre.
Il développe alors longuement son improvisation sur un instrument, qui exploite une matière sonore, un type de geste, une sonorité, une vitesse, et il décline cela aussi longtemps que nécessaire, au mépris complet de toute habitude ou confort d'écoute, comme il déclinera sans fin les aplats de l'Hourloupe.
Ce double mouvement, cette double image, celle du poil et de sa privation, le crâne de l'homme, son poil, l'œuf, la pierre, est méditée, consciente. Elle illustre (avec le goût pour le grotesque, l'inattendu qui caractérise Dubuffet) sa théorie musicale : Il y a deux sortes de musiques ; la musique qui exprime nos sentiments, qui est proche de nous, et qui est influencée par nos bruits de tous les jours, ceux auxquels on est si connectés par l'habitude. Il y a une osmose entre ces sons et la musique que l'on fait. Le meilleur exemple dans sa production est La fleur de barbe.
En opposition à cette musique humaine, il y a la musique "que l'on écoute". Cette musique est complètement non humaine, nous est étrangère, par sa temporalité, ses modes de production, et pourrait nous permettre d'entendre ou d'imaginer les sons produits par les éléments eux-même, indépendamment de toute intervention. Dans cette catégorie, Dubuffet place le son de l'humus qui se décompose, la croissance de l'herbe ou la formation des minéraux. Pour la forme : "J'ai aussi une préférence pour la musique sans variations, qui n'est pas structurée par un système particulier mais qui est inchangée, presque sans forme, comme si les pièces n'avaient ni début ni fin, mais étaient de simples extraits pris au hasard d'une partition sans fin et au flot ininterrompu. Je dois avouer que je trouve cette idée très séduisante."
On peut trouver que ces affirmations en 1961 sont audacieuses, mais des compositeurs du côté officiel de la barrière si l'on peut dire explorent simultanément à Dubuffet des idée similaires : Xenakis notamment, qui dès les années 50 utilise des algorithmes complexes pour élaborer des partitions qui donnent une impression minérale, liquide, gazeuse ; Berio qui cherche une musique sans début ni fin, dont on entend toujours "un extrait découpé".
Continuum
Mais Dubuffet va plus loin, par son détachement complet du milieu musical et de ses contraintes et conventions. Il est, notamment, libéré complètement de la question de la notation, de l'écriture, de la virtuosité instrumentale, de la construction. Le son est rugueux, on n'y entendra pas de complaintes, de cantilènes molles ou reposantes, les enchaînements sont raides, les superpositions brutales. Ses matières sonores n'ont ni début ni fin, elles commencent parfois avec le geste du musicien mais s'arrête souvent par la volonté de l'enregistreur : il COUPE le son, par la machine. C'est une singulière mise à distance du geste : à la fois primal, aussi sauvage que possible, mais qui n'existe que par la machine à enregistrer (à l'époque un magnétophone à bandes). Dubuffet ne s'est pas fait faute de louer la possibiilité de composition que lui apporte cet outillage : superposition, collage, effacement, modifications des vitesses (et du coup des hauteurs).
La coupure de la bande pendant le jeu met soudainement une distance forte de l'auditeur sur le compositeur : Dubuffet nous rappelle par là notre éloignement de l'œuvre produite, en en montrant le médium enregistreur.
Ce magnétophone agit comme un catalyseur, lui permet d'analyser, de trier, et de faire le point sur ses découvertes. Mais plus encore, en coupant au milieu d'un continuum sonore, Dubuffet nous montre à quel point cette musique n'a ni début ni fin, mais ce que l'on entend n'est qu'une tranche temporel d'un continuum dont les frontières nous dépassent, ou au moins ne nous sont pas connues.
N'en est-il pas de même dans beaucoup de ses tableaux ? Sans même aller jusqu'à l'Hourloupe qui n'est qu'une immense toile fragmentée en œuvres séparées (scultputres, peintures, dessins), parfois à toutes fins pratiques, si nous restons à la même période que sa production musicale, les matériologies par exemple ne proposent rien d'autre que des grossissements sur des matières qui n'ont pas de contours propres.
la musique de l'omme.
Il s'agit d'une UR musique, de la musique de l'homme non du commun, mais du plus commun de l'homme, celui qu'il faut orthographier l'Omme : crissements, souffles, frottements rauques répétés, montés avec cassures. C'est l'omme qui peut produire la musique non-humaine, parce qu'il invente son contact Il faudrait encore décrire l'absence de contrôle, la partie la plus sauvage, la plus brute de lui : car derrière cet abandon de la maitrise vit la croyance d'un sauvage qui dort en nous, et qui parle vrai, qui éblouit de sa parole massive, alors que la civilisation étouffe, écrase, polit, et à la fin, tue l'omme. Il s'agit donc d'une écriture automatique musicale, autant que ce terme fait sens. Improvisation, certes, mais guidée par des principes nets, et une totale absence de maîtrise technique, et une indifférence à ce que l'on appelle la musicalité. Mais ce n'est pas chez Dubuffet une perte de contrôle complète, d'une part parce qu'elle serait impossible, sauf par l'intervention d'éléments extérieurs, auxquels Cage fera appel par exemple, et d'autre part parce qu'il s'agit bien pour Dubuffet d'aller chercher à la cave, d'oublier ses réflexes, et de ne pas se préoccuper du résultat. Reste que Dubuffet s'est bien mis à l'abri de la pudeur.
Plus tard donc, Dubuffet travaille au projet de Coucou bazar, projet scénique dont il est l'artisan total : scénographe, concepteur, costumier, musicien, dramaturge. Anxieux de ses limites techniques dans le domaine musical, il fait appel à un compositeur tchèque, Frantisek Chaun (personnalité passionnante : peintre, comique, chanteur, compositeur). Mais il ne reste finalement rien du travail de ce dernier dans le résultat final, et on voit à leur correspondance avec quels regrets et précautions Dubuffet supprime toutes ses traces. Cela s'explique à la fois par le style de Chaun, qui est certainement trop mélodramatique et emphatique pour Dubuffet, et qui dans ce sens excède largement ce qu'il attend de la musique, de l'espace qu'il lui autorise, mais aussi par un mécanisme assez typique de Dubuffet qu'on pourrait résumer par
Seul n'a de valeur que ce que je fais moi-même.
En d'autres termes, le fait de faire donne la valeur aux yeux de Dubuffet, et un résultat similaire obtenu par quelqu'un d'autre n'aurait pas eu cette valeur, car la valeur est dans le faire. Il n'y a aucune solution de continuité entre ces points de vue et la production visuelle de Dubuffet à ce moment-là. A la même époque, il travaille sur les matières "non nobles", telles que boue, sable, mâchefer... Et c'est bien cette réhabilitation du pauvre, du laissé pour compte, qui est aussi l'arme de l'arte povera que prône Dubuffet.
Plutôt que de mettre en valeur des sons bien enregistrés, sélectionnés et mis en valeur, il cherche à utilise beaucoup de sons impurs, peu audibles. De même, ce gout pour les sons impurs et jamais considérés dans un contexte artistiques est celui qui fait
"transfigurer les choses qui ont besoin de l'être, donner de la beauté aux choses considérées comme n'en ayant pas, plutôt que de servir les choses telles qu'elles sont"
(interview radiophonique, 1982, Paris).
La particularité de Dubuffet, qui sera abondamment reprise dans la musique improvisée des années 70, par des artistes tels que Alvin Curran ou Joëlle Léandre, et plus généralement par la génération des improvisateurs "professionnels" si j'ose dire, est l'ambiguïté recherchée entre le geste instrumental, le son de l'instrument et l'inouï, que l'on peut retrouver dans la musique concrète ou électronique : absence de dépendance au geste, création ou combinaison toujours nouvelle de timbres.
Trouver un geste instrumental qui explose le geste instrumental.
Pourtant, la ocmparaison avec la musique concrète s'avère trompeuse : certes, le rôle du magnétophone, la recherche de sons inouïs est commune avec les premiers compositeurs de musique concrète, mais le rôle du geste est fondamental, et ce geste n'est pas celui des ciseaux qui coupent la bande, mais bien celui de souffler, taper, ou racler.
Dubuffet, de même, devient musicien brut, en se plaçant dans l'état d'ignorance de celui qui ne connait rien à la musique : il joue du violon, de la flûte, il chante, sans avoir aucune connaissance de ces instruments. Et c'est là que l'ambiguité entre l'instrument et le son est la plus claire : il cherche des sons inédits, comme les musiciens électroniques de l'époque, mais avec les outils les plus familiers.
Typiquement il ignore complètement l'association nouveaux moyens- nouveaux résultats. de même qu'en peinture, il utilise aussi bien l'huile sur toile, sur bois, que le gravier, le sable, car le propos est toujours le passage vers l'omme. De cela, des points communs évidents et assez étonnants, entre sa production visuelle et sonore, et entre sa production musicale et celle des musiens des années 1960-70 qui l'ignorent probablement tendent à montrer une ligne invariante, dont il s'agit de définir la structure. Dubuffet, dans ce sens, a contribué à ouvrir la porte qui a laissé passer cette musique reconnaissable entre toute, à cause de cette proximité profonde, qu'on appellerait volontiers inconscient collectif musical. Il s'agit en effet, dans un milieu culturel donné, ici la France et l'Europe des années 60 et 70, pour des gens qui s'ignorent complètement, et on peut constater à quel point ces réflexes se reproduisent dans d'autres contextes, de mécanismes de production du son communs : répétition et micro variation de son, de hauteur, indifférence complète au volume et à l'espace, préférence pour les gestes binaires, absence de variation significative sur la durée, changements graduels, absence de pulsation, de mélodie, recherche d'imitation des instruments les uns par rapport aux autres. Très élaborée dans l'écriture sera la position de Ligeti entre 1963 et 1972, par exemple, mais aussi bien les musiques improvisées fusionnelles telles que Soft Machine ou Ornette Coleman partageront bien des préoccupations sonores communes avec Dubuffet : fusion dans le temps, mais rugosité maximale du son. On constatera que les enfants, auxquels Dubuffet cherche à éviter la comparaison, partagent ces caractéristiques, lorsqu'ils sont livrés à eux-même parmi des instruments ou objets sonores :
Dubuffet descend l'escalier à reculons.
citations
" Les expériences musicales qui m'ont occupé plusieurs mois en 1961, puis plus tard à nouveau en 1974, visent à un oubli total de tout le conditionnement musical culturel. Elles visent à effacer tout ce qui a reçu jusqu'à présent le nom de musique et à repartir d'un autre pied. y sont révoqués les principes qui forment l'assise de toute musique traditionnelle, et donc d'abord les sons de la gamme, puis le rythme et la mesure. En est absent aussi tout chant mélodique clairement discernable. [...] Une musique donc où la parole est retirée au chanteur exprimant ses humeurs affectives ou passionnelles, et restituée aux rumeurs cosmiques livrant leur bruit sauvage. "