“ Une certaine imbécilité : celle de réciter des listes d'aliments. Mais plutôt, l'absurdité comme allée droite en direction du désespoir où on rit en tremblant, et où se réjouit de "ne pas en être", et à la fin on est rejoint : "on en est".
L'animalité, en tant que disposition fondamentale : érotisme, ou plutôt pulsion sexuelle, absorption de nourriture. Une déviance : fascination pour les collections et les nombres,
Imaginons une mécanique, une logique, un scénario - imaginons que ces actions apparemment séparées et individuelles soient en fait les parties d'un grand dessein intelligent, Le Dessein : la gigantesque connerie qu'est le monde humain, et son procréateur attardé, Dieu-le-crétin.
Elle se déroule sous nos yeux, dans sa magnificence débile, ses ratés majestueux, sa course implacable et tant désirée.
”
Un entretien avec François Sarhan, par Jean Luc Plouvier
- Un spectacle multi-scènes, d’accord. S’agit-il de produire du volatile, du multiple, des lignes de sens qui ne se croisent pas? Y a-t-il un paramètre unifiant, quelque chose qui fasse - disons - “oeuvre” ?
- François Sarhan : HomeWork se donne dans un espace éclaté, avec un scénario éclaté : une scène divisée en trois, sur lesquelles trois musiciens-personnages, ou personnes-musiciens opèrent des actions mécaniques. Elles sont du registre de la manie. ces gestes sont associés à des gestes instrumentaux. Le scénario est un prétexte qui fait tenir dans le temps ces actions, et leur donne une direction. L'éclatement, ne vous inquiétez pas, n'est pas le propos, à peine un moyen : il ya une unité de fond très forte : l'expression de manies dans différents contextes, et présentés burlesquement par le truchement d'instruments de musique. L'éclatement proposé par le dispositif scénique est une manière de donner de la place aux mouvements, aux corps, aux choix du spectateur.
Oeuvre, oui, oui, je ne crois pas à l'anti-œuvre : qu'est-ce que cela pourrait être ? Une œuvre se décide, et c'est l'absence de décision qui définit l'absence d'œuvre. Une anti-œuvre ne peut pas se produire avec des musiciens dans une salle de concert : quoiqu'ils fassent, quoiqu'il s'y passe, ce sera une œuvre. Mais l'œuvre n'est de toute façon pas aussi importante que le regard qu'elle porte et l'effet qu'elle produit sur le spectateur, non esthétiquement mais par sa pertinence dans la description de ces obsessions, et de ce qui en ressort. Je crois, en d'autres mots, qu'il s'agit de trouver une relation inconsciente avec le spectateur qui passe par le truchement de l'œuvre, mais le fait que celle-ci emprunte des codes qui appartiennent à telle ou telle obédience, telle ou telle technique, me parait relever de l'art pour l'art, - et là c’est une tendance qui ne m'intéresse pas, parce qu'elle ne fait que refléter les attentes d'une époque dans ce qu'elle a de superficiel, alors que je m'interesse à des choses qui ne varient guère, et même assez peu dans leurs manifestations : le rapport à ce qui nous échappe en nous-même, en quoi nous sommes dirigés par notre inconscient. Les rencontres hasardeuses sont très certainement un chemin très sûr de parvenir à l'inconnu, mais pour qu'elles soient profitables, il faut un conditionnement .
- Vous ne renoncez pas, vous êtes toujours moderne.
- F. S. : Ce qui m’intéresse, et vers quoi je tends, c'est une pratique qui devient artistique comme par hasard. Moderne ou classique, je n’en sais rien. L'important est un processus de fabrication, qui prend en compte le quotidien, l'erreur, l'improvisation, le témoignage, le document. Elle repose sur l'exploration des obsessions, la dissolution de la virtuosité superficielle, de l'écriture comme valeur, au profit de l'accident, de l'importation de l'objet trouvé, ou incongru : la rencontre, sur une table d'opération, etc, vous connaissez la suite.
Dans cette perspective, aucun mot d’ordre, mais une ligne générale d'ordre moral que je tire des surréalistes ou autres - et finalement pas des compositeurs, qu'ils soient modernes ou néo.
- Les surréalistes, dites-vous. Ils avaient réglé la question du patrimoine et du nouveau, en valorisant la filiation construite. Dessiner son arbre généalogique, choisir ses points d’héritage. Allez-y.
- Si je pouvais choisir mon arbre généalogique, je le construirais comme ceci :
Frank Zappa pour sa capacité à assimiler des objets hétérogènes, et à retourner le gant de la musique : ce qui était emprunt devient unique, et ce qui était personnel devient extérieur, car toujours distancié. Et l'humour comme coup de poignard dans le dos de l'esthétisme.
Puis : Dubuffet pour l'obsession, la revendication de l'art brut, du regard brut. Brut mais pas informe : on peut y prêter sens. Svankmajer pour l'indifférence complète à l'égard des moyens utilisés (image, texte, son), et la construction d'un langage qui n'est pas (comme on le dit souvent en parlant d'un compositeur) un ensemble de codes formels, mais une méthode de resserrement des préoccupations. Porter l'imagination (cette reine des facultés) au sommet.
André Breton pour l'humanisme et un choix de vie incorruptible. Son absence totale de misanthropie. Bon : cela suffira dans le registre des pères ! Après, bien sûr, plein de gens dont j'aime les œuvres - mais c'est un plaisir plus superficiel, c’est moins ancré dans une vision du monde. Je vous les cite quand même, je les dispose dans l’arbre comme des pommes : Prokofiev, Fauré, Boulez, Picasso, Bruno Schulz, Chlorgeschlecht, et bien d’autres.